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La mémoire se fond-elle dans le paysage ?

Carte blanche à Mémoires en jeu

La notion de paysage, à la différence de celle de nature, implique une dimension esthétique et engage une réflexion sur ce qui est donné à voir, réflexion qui concerne aussi bien le témoin que le touriste, l’artiste, le chercheur. C’est cette tension entre nature, paysage et mémoire des événements historiques qu’il s’agit de questionner. En effet, le paysage de « l’après » est conjointement l’objet d’une interrogation éthique à plusieurs niveaux : comment construire des habitations sur les sites de massacres ? Comment patrimonialiser des « lieux de mémoire » tels que forêts ou ravins, fleuves et rivières voire la mer ? Comment les acteurs de la mémoire et descendants des victimes peuvent-ils s’approprier ces espaces ? Enfin, comment peut-on admirer, en tant que touriste, les montagnes de la Kolyma ou les collines autour de Terezin ?

Le paysage nous conduit au cœur d’une réflexion sur l’articulation complexe entre la mémoire et l’oubli, entre la trace et son absence, entre le « quelque chose » qui demeure physiquement après les massacres de masse et le « rien » que ces lieux affichent dans leur impassibilité. Il offre donc une entrée privilégiée pour penser la disparition.

La nature a servi parfois de cachette pour des crimes de masse. Elle a pu être également un enjeu dans les projets de colonisation ou d’industrialisation menés par des régimes de terreur. Complice des criminels, elle est aussi victime des nouvelles « cosmogonies » totalitaires. Comment penser, à partir de là, le croisement entre les problèmes écologiques qui ont pu se poser dans l’après des régimes de terreur et la manière dont l’« implication » du paysage dans les crimes a pu modifier sa place dans la construction des identités nationales (chênes allemands, bouleaux russes etc.) ?

Dans les récits des survivants de la Shoah, on rencontre de brèves notes sur les paysages, notes chargées de contenus symboliques. Quant aux récits écrits ou oraux des survivants des camps du Goulag et des déportés spéciaux, ils contiennent de nombreuses séquences paysagères, sortes d’intermèdes lyriques auxquels on prête généralement peu d’attention, tant ils apparaissent comme des parenthèses dépourvues d’informations sur la détention elle-même. Or, ils sont une source inestimable pour une histoire du quotidien des expériences extrêmes.

Le paysage urbain, rural ou artistique constitue aussi notre expérience quotidienne. Nous arpentons des espaces de mémoire tout en les transformant par notre présent. Comment les problèmes écologiques d’aujourd’hui questionnent-ils la mémoire ? Par ailleurs, aux côtés des lieux qui conservent en eux la mémoire du passé, il y a des paysages que l’on crée pour commémorer, des sites mémoriels qui peuvent être aussi des parcs, ou des parcelles de paysage qui reçoivent un contenu mémoriel. Comment dès lors l’imaginaire paysager se décline-t-il à l’aune d’un savoir historique, comment le paysage s’institue-t-il, dans un après-coup, en archive ?

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